Auvergne laïque n° 486 - octobre 2020 / CONDORCET

Les violences conjugales faites aux femmes

par Claire Chaussade, mars 2020

« Les droits de l’homme résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes »

C’est la réponse de Nicolas de Condorcet à Olympe de Gouges sur sa requête pour opposer les droits des femmes à ceux des hommes.

Les contes racontés aux enfants donnent une vision idyllique de la relation amoureuse : « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Dans la vraie vie, le prince charmant peut se transformer rapidement et faire subir à sa compagne humiliations, reproches, injures, coups et aller même jusqu’au meurtre.

C’est de cette violence là que vont traiter ces quelques lignes.
            En 2018 : 121 femmes tuées au sein du couple en France : 1 femme tuée tous les 3 jours.
           En 2019 : 138 femmes tuées jusqu’en décembre 2019                

Parler des violences faites aux femmes dans leur couple, c’est parler de la violence qu’un humain fait subir à un autre humain ; enfin, pas tout à fait, parce que le regard porté sur la victime est particulier. En effet, dans toutes les sociétés humaines, une hiérarchie a toujours existé : celle des sexes, entraînant selon les époques et les lieux des disparités culturelles, juridiques et politiques reflétant cette différence.

Ainsi,  dans de nombreuses sociétés les femmes étaient purement et simplement la propriété des hommes, le plus souvent de leur père, de leur mari ou de leurs frères. Dans beaucoup de systèmes juridiques, dont certains existent encore, le viol entre dans la catégorie des violations de propriété ; autrement dit, la victime n’est pas la femme qui est violée mais le mâle qui en est propriétaire. Violer une femme qui n’appartenait pas à un autre homme n’était alors pas considéré comme un crime ; de même, un mari qui violait sa femme ne commettait pas de crime. De fait, l’idée qu’un mari pût violer sa femme tenait de l’oxymore, car un mari était être le maître absolu de la sexualité de son épouse. Cette façon de penser n’était pas l’apanage du Moyen-Orient : en 2006 on dénombrait 53 pays où  un mari ne pouvait être poursuivi pour le viol de sa femme ; même en Allemagne, la législation n’a été amendée qu’en 1997 pour créer une catégorie  pénale de « viol conjugal » ; et en France ce n’est qu’en 1992 qu’il s’agit d’un facteur aggravant, la notion de « devoir conjugal » étant une notion obsolète, le mariage ne donnant plus le droit de disposer du corps de sa partenaire.

On peut se demander si les systèmes religieux monothéistes ont joué un rôle dans ces représentations …. Pourtant dans la Bible et le Talmud, se trouvent des passages où ce sont les femmes qui sauvent l’histoire juive (Ruth, ancêtre du roi David et donc du Messie) ; mais cela ne fait pas oublier que dans la mythologie, c’est Eve qui perd l’accès au Paradis et le fait perdre à Adam. Tous les textes fondateurs juifs, chrétiens et musulmans sont issus de sociétés patriarcales et donc porteurs de ce patriarcat et de sa culture. Par exemple : une bénédiction récitée encore le matin par des juifs orthodoxes dit : »Béni sois Tu de ne pas m’avoir fait femme » !

C’est assez récemment que les violences physiques subies par des femmes du fait de leur vie présente (ou passée) en couple ont davantage attiré l’attention des médias et fait l’objet de nombreuses publications de sociologues, philosophes, psychologues jusqu’à ce que le monde politique s’en empare enfin , expose au grand jour qu’il s’agit là de l’autonomie et du corps et de la pensée des femmes, légifère et commence à mettre en place des systèmes de protection des victimes enfin reconnues.

En France c’est dans les années 1970 qu’est découverte « la violence conjugale » et dès lors les articles de presse se succèdent. La ligue des Droits des Femmes dont la présidente est Simone de Beauvoir dénonce ce scandale des femmes battues et l’association « SOS Femmes Alternative » est créée en 1976. Mais si dans une interview, Simone Veil reconnaît la prise de conscience des violences conjugales, l’Etat ne s’implique pas dans le problème. Il faudra attendre 1989 pour que la secrétaire d’état aux droits des Femmes, Michèle André, s’empare du sujet et décide de faire une campagne d’information. Puis, de nouvelles lois vont apporter quelques éclairages et ,en 1994, le Code Pénal reconnaît un délit spécifique pour les violences commises au sein du couple.

Une petite révolution !

Alors, le 03/09/2019 le gouvernement lance un « Grenelle des violences conjugales » à l’issue duquel quelques propositions ont été remises au gouvernement  qui a dévoilé le 25/11/2019 des propositions concrètes :
   Assouplissement du secret médical ;
   Redéfinition de la notion d’emprise conjugale ;
   Meilleure formation des forces de l’ordre ;
   Confiscation des armes à feu dès le premier dépôt de plainte ;
   Création de centres de prise en charge des hommes auteurs de violences conjugales ;
   Le numéro spécifique pour les victimes et témoins, le 3919,  ouvert 24/24h et 7 jours sur 7 ;
   Financement de davantage d’hébergements d’urgence pour les femmes ;
   Et surtout une meilleure réactivité entre gendarmerie et justice. En effet, 80% des plaintes pour violences sont classées « sans suite ».

Ce sujet des violences conjugales pose de nombreux problèmes. D’abord un problème de vocabulaire : l’apparition d’un mot : féminicide, qui désigne le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Ce terme « féminicide » ne fait cependant pas partie du Code Pénal. Bon nombre de  juristes estiment que le droit français a des dispositions suffisantes, tout en encourageant l’usage du mot dans le langage courant. Ce mot existe dans le petit Robert depuis 2015, mais pas dans le Larousse, et l’Académie française ne le reconnaît pas. A l’étranger, plusieurs pays ont choisi d’introduire ce terme : Italie, Espagne, Amérique du Sud.

En 2016 la Commission nationale consultative des droits de l’homme a estimé que l’introduction du terme « féminicide » comporterait le risque de porter atteinte à l’universalisme du droit dès lors qu’elle ne viserait que l’identité féminine de la victime . Le terme reste donc dans le débat, mais pas dans le droit. Selon de nombreux juristes, les dispositions actuelles sont suffisantes : art 221-4 du Code pénal : « le meurtre est puni de réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’il est commis par le conjoint ou le concubin de la victime, ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité ».

Et pourtant le MOT a un poids et un sens : ainsi, dans le dictionnaire Robert : « N. m. Meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe »

Ensuite, un problème d’identification de l’auteur. Qui est-il ? A-t-il un profil particulier ? Y a-t-il une possibilité de prévoir le passage à l’acte ? D’après le docteur Roland Coutanceau, psychiatre, expert national, président de la Ligue française de santé mentale, il semblerait que l’on puisse identifier 3 profils :
  *   Le premier est dit à tonalité immature-névrotique, et représente 20% des auteurs.
   *  Le second présente des fragilités diverses : instabilité, agressivité,                                                    jalousie, peur de la perte. Les agresseurs sont les plus nombreux dans                                    cette catégorie.
  *   Le troisième concerne des hommes avec un égocentrisme fort, paranoïa-que et/ou mégalomaniaque. Leur violence se traduit alors sous forme d’emprise, débouchant parfois sur l’agression physique.

Mais d’autres facteurs interviennent comme les coutumes et les traditions qui autorisent le recours à la violence et la perpétuent, le poids des stéréotypes sexistes, l’abus d’alcool et d’autres drogues.

Chaque année depuis 2006 le Ministère de l’intérieur étudie « les morts violentes au sein du couple » ; le résumé du profil de l’auteur est quasiment le même : il n’a pas de maladie mentale mais de forts troubles de la personnalité.

Et alors, se pose la question du passage à l’acte. D’après le psychiatre Philippe Jeammet de l’Institut Montsouris à Paris, il semblerait que la réponse renvoie à des mécanismes très primaires : chez tous les êtres vivants, le sentiment de menace , qui active les circuits aversifs dans le cerveau, déclenche des réactions de défense. C’est comme si l’agresseur se sentait obligé de défendre son territoire par des insultes, un dénigrement répété des paroles et des actes de l’autre, puis parfois par des coups et éventuellement par la destruction . C’est donc comme si une situation de stress ressenti par l’homme nécessitait une réponse active pour rétablir une sorte d’équilibre ; en agissant ainsi il se sent exister, et il s’ensuit un moindre déplaisir, voire une sensation immédiate d’apaisement. Le meurtrier est un être totalement régi par ses émotions, et juste avant le passage à l’acte, les émotions sont si envahissantes, si insupportables qu’il faut les faire cesser ; le geste violent de destruction de l’autre lui semble apporter une sorte de soulagement, peut-être même perçu comme le seul soulagement possible. Comme si, sur l’instant, la seule chose qui compte, la plus urgente est de faire cesser ce mal être ; et, plus le sujet est émotif (sujet d’émotions), plus il se sent attaqué, menacé, il est devenu incapable de raisonner, de reprendre le contrôle, de mettre des digues, de ne pas déraper. Car rien n’est plus insupportable à l’être humain que l’impuissance ; il lui faut donc agir, quitte à agir contre l’autre, ou même contre soi , ce qui explique que certains meurtriers se suicident après leur geste. Lors de leur audition par le juge on peut entendre ce genre de propos : »je ne comprends pas ce qui m’a pris, « c’était trop », « elle l’a bien cherché ».

Par quels moyens peut-on enrayer ce mécanisme délétère ? Et est-ce possible ?

On peut penser que la parole, la verbalisation des émotions des protagonistes est capable de désarmer l’agressivité par la mise en lumière des mécanismes de stress, de colère, parfois de haine. Car violence et langage peuvent sembler être deux contraires comme le montre Paul Ricoeur : « c’est pour un être qui parle, qui en parlant poursuit le sens, pour un être qui a déjà fait un pas dans la discussion et qui sait quelque chose de la rationalité, que la violence fait problème ». Bien sûr, mais pour cela il faut être en état d’entendre l’autre, de l’écouter, de le comprendre… Mais même le langage lui-même peut devenir violence si on ne voit pas qu’il fait appel à la raison. Et d’ailleurs quand la violence croît, la raison s’estompe. Et de plus, l’expression verbale n’est pas aisée pour tous ; et constater l’inefficacité d’un effort d’explication peut même entraîner une envie supplémentaire de recourir à une expression physique ; surtout si on est le plus fort et que l’on pense que cette façon de faire est plus rapide : un bon coup de poing est plus rapide qu’une explication détaillée d’un ressenti !

 Ce n’est que dans le conte oriental  les «Mille et une nuits » que Shéhérazade par sa parole ou plutôt son talent de conteuse arrive à inverser les plans du sultan Schahriar décidé à appliquer la loi suivante : après la nuit passée chaque fois avec une femme différente, au matin cette femme serait tuée. Shéhérazade, après la nuit de noces raconte au sultan une histoire dont elle prend soin de ne pas dévoiler la fin le jour même, mais le lendemain. Nuit après nuit le sultan, envoûté, remplace son émotion négative et meurtrière par un sentiment amoureux.

Mais cela se passe dans un conte…….

Restent alors des solutions juridiques et administratives. C’est en effet par les dépôts de plaintes instruites et judiciarisées, par les peines sévères encourues, par la publicité faite autour de tels procès, donc en actionnant une volonté punitive sans faille. Avec bien sûr au préalable une écoute par la police et la gendarmerie des femmes victimes avant que l’irréparable se produise. C’est aussi par la création accrue de refuges où femmes et enfants menacés peuvent se réfugier ; mais aussi d’appartements où les conjoints violents obligés de quitter le domicile pourront être hébergés. Et aussi des cellules d’écoute pour les deux parties et des soins psychologiques pour l’une et l’autre. C’est aussi la mise en place de stages destinés aux hommes violents faisant l’objet d’une procédure pour violences conjugales.

Il faut aussi évoquer les conséquences de ces violences pour la société : un coût économique pour les femmes victimes de syndromes dépressifs, de traumatismes profonds, de blessures physiques invalidantes, la mort parfois. Pour les enfants cela entraîne des structurations psychopathiques ou perverses de la personnalité, des troubles psychologiques divers, des conduites d’addiction et/ou à risques. De plus, des phénomènes de répétition ne seront pas rares, induisant ainsi une spirale de la violence ; car ce qui apparaît clairement, c’est que la violence engendre souvent la violence.

Notons tout d’abord que les chiffres diffusés ne représentent pas l’ensemble des actes de violence conjugale effectivement commis, mais seulement ceux déclarés. Et surtout que les instruments de mesure ne sont pas les mêmes dans les différents pays ; les statistiques disponibles donnent seulement un ordre de grandeur.

Peut-on faire une évaluation mondiale de ces violences ?

Ainsi plus d’un tiers des femmes aux Etats-Unis ont été victimes de viol, violence physique ou harcèlement par leurs partenaires à un moment donné de leur vie (National Center for injury Prevention and control, 2011). Mais c’est en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est qu’on trouve les pourcentages les plus élevés, jusqu’à 78 % des femmes dans certains pays d’Afrique du Nord et Centrale. (source : ONU et OCDE). On observe également des taux très importants dans certains pays andins.

Pourtant, « la violence à l’égard des femmes, c’est partout, dans les pays développés comme dans les pays dits sous-développés, c’est un phénomène global » dit Papa Seck, chef statisticien à ONU Femmes. Bien sûr, il n’existe pas de données pour plusieurs pays : dans les pays du Golfe ou d’Afrique du Nord ou Centrale, le sujet est toujours tabou ; et là où on dispose de données, il faut savoir que celles-ci peuvent ne pas être fidèles à la réalité ; la prévalence de ce genre de violence est difficile à mesurer du fait de la honte ou de la crainte de représailles.

Alors, augmentation de ce fléau ? Il y a, c’est sûr, une meilleure visibilité du problème surtout dans les pays européens.  Il y a quelques dizaines d’années on parlait alors de « drame de la jalousie », ou, pudiquement de « violences dans le couple » ; dorénavant l’usage du mot féminicide éclate dans les colonnes de nos journaux, et donne lieu à de nombreuses explications et digressions diverses dans les médias. Et on peut toujours constater que parler d’une façon répétitive d’un événement ou d’une personne, c’est lui donner plus de consistance et la faire mieux exister.

MAIS……

Le 5 janvier 2020 à Montauban, une femme tue sa compagne.

Ce fait divers rappelle que le coupable ne s’accorde pas toujours au masculin, et la victime toujours au féminin, ce que le Grenelle contre les violences conjugales a négligé : le couple où surviennent les violences est supposé associer deux personnes de sexe opposé.

Se pose alors la question : les couples homosexuels vivent-ils la même violence ? certaines études font apparaître que la violence dans les couples homosexuels est deux fois plus fréquente que dans les couples hétérosexuels, d’autres qu’elle est la même. Cependant la majorité des études s’entendent pour dire que la violence entre partenaires de même sexe est devenue le troisième problème de santé chez les gays et les lesbiennes (après le sida et l’alcool et autres psychotropes). Une étude faite aux Etats-Unis de 1989 à 2015 montre que par rapport aux femmes hétérosexuelles, les femmes bisexuelles ont un risque plus de deux fois supérieur de subir de graves violences physiques de la part d’un ou d’une partenaire intime. Chez les lesbiennes, le taux de victimisation est à minima équivalent à celui de la population générale. Du côté des hommes, les gays semblent un tout petit peu moins touchés par les violences entre partenaires intimes que les hétérosexuels, mais les bisexuels le sont davantage. Chez les personnes transgenres, les travaux sont plus rares.

Qu’en conclure ?

Qu’une définition de la violence conjugale « excluant les couples de même sexe » entrave probablement la prévention et une prise en charge efficace de leurs victimes. Cela part d’une bonne intention, comme si les législateurs tentaient d’élaborer des solutions protégeant les femmes contre leurs partenaires masculins violents. Mais il ne faut pas oublier que reconnaître l’égalité des femmes signifie leur reconnaître une égale aptitude à la violence, et ne pas ignorer toutes les dimensions animales et mortifères de l’humain.

ET ENCORE :

L’étude nationale sur les morts violentes au sein du couple, produite chaque année par le Ministère de l’intérieur, rapporte qu’en 2018, 28 hommes ont été tués par leur conjointe ou ex-conjointe. Aussi, ne porter l’attention que sur les violences faites aux femmes revient à occulter une part du problème des violences conjugales (extrait d’un propos de Pascal Combes président de l’association « Stop hommes battus » paru dans  Le Monde du 24/08/2020). Cela montre qu’il s’agit d’un problème sociétal plus large et plus complexe que ce que l’on peut en penser de prime abord.  En effet, plus que le rapport de genre ce qui emporte c’est la relation particulière d’agression et d’emprise qui s’instaure entre un agresseur et son conjoint ; la mécanique de domination ne se situe pas toujours où on le pense.

Alors, rappelons-nous cette pensée d’Empédocle, philosophe, poète et médecin du V° siècle avant notre ère :  « le temps et le cosmos sont régis par deux principes, l’amour et la haine qui les gouvernent alternativement ; le premier unit et apaise, le second casse, divise, déconstruit »