Auvergne laïque n° 480 - Mai/Juin 2019 / DOSSIER

Quelle égalité et quelle justice ?

La justice est ici l’institution judiciaire, celle qui juge les affaires au quotidien. Des femmes et hommes qualifiés ont en charge de traiter des affaires, conflits ou conduites qui ont été déclarés et instruits selon des procédures réglementaires. Ils ont étudié un dossier (relatant les faits), écouté s’il y a lieu plaignants et accusés et leurs avocats. Ils rendent, seuls ou avec l’assistance d’experts et de jurés, un jugement conforme à la loi, modulé par une appréciation « humaine » des circonstances et de la gravité.

L’égalité recherchée est l’égalité de traitement. Cette égalité est en France un principe constitutionnel. Ce principe fut proclamé en 1789 dans la Déclaration Universelle des droits de l’homme et du citoyen.

Le droit est, en principe, destiné à rétablir une certaine égalité des personnes au regard des inégalités de fait entre ces personnes en termes de qualités individuelles et d’importance des ressources (à l’encontre de la « loi du plus fort »). En principe, il est équitable, les peines sont proportionnelles (pas « égales », c’est-à-dire pas « œil pour œil, dent pour dent »).

Justice, légalité et légitimité, depuis Condorcet…

En son temps, Condorcet avait imaginé que les lois pourraient être les mêmes pour tous les êtres humains et en tous lieux.

Pour lui, les lois devaient découler d’une part de droits fondamentaux reconnus universels et d’autre part de la raison, également universelle. De lois justes pourraient ainsi résulter d’une application en quelque sorte mécanique des règles de la logique, dont évidemment la non contradiction avec les droits fondamentaux.

« Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes, comme une proposition est vraie pour tous. » a-t-il écrit.

Ce grand philosophe était, on le sait également, un grand mathématicien, et il entrevoyait sans doute que le droit puisse être fondé et édifié comme le sont les théories mathématiques, par un raisonnement déductif à partir d’axiomes et postulats conventionnels.

Cette conception de la Justice, s’est concrétisée à cette époque avec la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cette déclaration énonce les droits fondamentaux et imprescriptibles appelés aussi « droits naturel s», dont le droit à la vie, la liberté individuelle, liberté de conscience et d’expression, et l’égalité devant la loi précisément. Mais aussi le droit de propriété. Ainsi que le droit de participer à la formation des lois, droit du citoyen, ce qui suppose la capacité de juger de leur bien-fondé et donc l’éducation nécessaire pour former l’esprit critique. Cette Déclaration posait les fondements d’une justice républicaine.

Mais non seulement la Déclaration Universelle n’est pas entrée en vigueur partout, elle n’est même pas toujours respectée par les états qui l’inscrivent dans leur Constitution ; l’histoire de notre République suffit à constater que cette conception serait au mieux un idéal.

Cette conception n’était déjà pas celle de Montesquieu, pour qui d’autres facteurs interviennent dans la formation des lois, et pas la seule raison : hormis les droits naturels, la culture, les nécessités propres à une société entrent dans les déterminants. « Ce que j’appelle vertu dans la république est l’amour de la patrie, c’est-à-dire de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique. », écrivit-il, tandis que Condorcet n’admettait pas que la loi puisse dépendre d’une vertu.

Les débats philosophiques continuent et nous suivrons le grand philosophe allemand contemporain Jürgen Habermas, grand défenseur de l’héritage des Lumières, lorsqu’il concilie les deux approches en montrant qu’en démocratie la légalité du droit, pour être légitime, doit porter en lui une dimension morale. Cette légitimité n’est donc possible qu’à travers des procédures juridiquement institutionnalisées d’édiction des lois, permettant la discussion argumentée entre citoyens qui se considèrent comme mutuellement responsables. Elle ne peut donc pas résulter de la seule raison, mais aussi d’un accord des citoyens après débat. C’est ce qu’il appelle la rationalité communicationnelle.

Les lois évoluent avec la société

En France donc, les droits fondamentaux des hommes, comme êtres humains et comme citoyens, sont bien inscrits dans la Constitution. Mais leur mise en œuvre n’a pas forcément suivi. Ainsi, l’égalité en droit des femmes – Condorcet avait énoncé leur égalité avec les hommes, en la déduisant rationnellement des qualités humaines naturelles identiques -, ne s’est confirmée dans les lois que de manière récente (principe constitutionnel en 1946), qu’il s’agisse de leur droit de vote, puis de la reconnaissance de l’égalité entre les époux devant les régimes matrimoniaux (1984), de leur liberté, ou encore de leur droit à la sécurité contre les agressions sexistes ou sexuelles (délit depuis 1991). Et l’on sait que dans bien des aspects, il reste à réaliser dans les faits l’égalité même quand la loi l’a prévue. Ainsi, s’agissant du domaine social, le Premier ministre Edouard Philippe déclarait récemment, à l’issue d’une réunion avec patronat et syndicats : « Ce qui est fou, c’est que tout existe dans le droit, mais dans les faits, l’égalité n’est pas là. Notre objectif, c’est de passer de belles déclarations juridiques à une véritable égalité réelle » ; on ne saurait dire mieux !

Le fait même que la loi évolue atteste de ce qu’à un moment donné, des injustices peuvent exister ou être ressenties comme telles, des injustices acceptées par une société démocratique. Et ce qui peut paraître injuste, voire illégitime, peut donc ne pas être illégal. Et les juges prennent leurs décisions dans le cadre de la légalité.

Les medias ou la fabrique de l’opinion publique

Trop souvent par un souci d’audience, mais parfois aussi d’influence politique, les medias mettent prématurément sur la place publique des affaires judiciaires, qui par leur caractère dérangeant ou immoral, suscitent l’émotion, l’indignation ou la révolte. Un coupable est souvent désigné avant la fin de l’enquête, au détriment de la présomption d’innocence. L’appareil de justice est sommé de s’expliquer publiquement, alors qu’il a besoin de sérénité, de calme et de temps pour effectuer son travail selon les règles déontologiques.

Ainsi l’opinion publique se fait-elle juge à la place des juges, en se basant sur les « informations » diffusées, et en général sans bien connaître les dispositions légales applicables, y compris les droits des accusés.

Des exemples historiques retentissants de ce phénomène et de ses effets désastreux sont étudiés dans ce cahier ; l’affaire « Outreau » en est une qui reste dans toutes les mémoires, jetant un discrédit sur le fonctionnement de la justice.

Le plus grave est bien sûr le cas où la justice se trouve influencée par l’opinion publique jusqu’à commettre des erreurs et ce fut justement le cas dans cette affaire Outreau. Rappelons que l’affaire éclate en 2000. Sa médiatisation devient considérable en 2002. D’une affaire de pédophilie, on passe à une affaire de meurtre. Les médias commencent à parler d’une « affaire Dutrou à la française ». Les médias s’emparent alors de cette affaire en stigmatisant les protagonistes dans leurs situations sociales et de coin de campagne du Pas-de-Calais. A l’emballement médiatique répond l’emballement judiciaire ; c’est avant tout le jeune juge d’instruction qui pâtit du procès et devient la victime expiatoire de la justice, malmenée par les politiques et la presse.

On pourrait citer, toujours dans le registre criminel, l’affaire « Grégory » ou plus récentes encore les affaires « Fiona » ou « Maelys » dont tous les détails, y compris des audiences, sont dévoilés, inexactitudes comprises. Comme si chacun devait pouvoir se faire un avis… Un avis qui peut être différent de celui des juges… Un climat est créé susceptible d’influencer les enquêtes et les jugements.

En revanche, les medias ont un rôle d’alerte qui ne doit pas être entravé, et particulièrement celui des medias professionnels indépendants qui observent une déontologie journalistique ; ce rôle est aussi un rempart aux abus possibles ; il est une caisse de résonance amplificatrice des aspirations de la société.

Ainsi l’affaire « Vincent Lambert » révèle, par son écho médiatique, un besoin de traitement juridique d’un problème que la société a jusqu’ici voulu ignorer ; il en est ainsi des questions bioéthiques en cours d’étude dans nos Assemblées.

Sont également salutaires les révélations spectaculaires que des pouvoirs politiques ou des pouvoirs occultes cachent ou préfèrent traiter « en interne » : les abus sexuels, les fraudes fiscales, les fraudes électorales, lorsque les accusés sont des personnages qui se croient « protégés » par leur statut, leur influence ou leur pouvoir. Dans ces cas, la pression de l’opinion publique oblige la justice à enquêter et à engager des poursuites.

Les limites de notre étude

Notre étude porte sur le champ de la justice commune, où  le droit commun, droit civil et droit pénal y compris la justice pour mineurs, en Tribunal d’Instance pour les litiges et dommages, en Tribunal Correctionnel pour les délits, aux Assises pour les crimes.

Quelques affaires récentes très médiatisées obligent à s’interroger sur la justice d’exception (Haute Cour, Cour de Justice de la République), notamment pour comprendre les différences avec la justice commune, à défaut de les justifier.

Mais la justice administrative (contentieux avec Etat ou collectivités), celles des affaires commerciales, ou celle relevant des Prudhommes (relations employeurs-employés, droit du travail), ou encore la justice fiscale subordonnée à « Bercy » (voir par ex. L’impunité fiscale – Alexis Spire, Katia Weidenfeld, 2016), sont hors de notre champ, bien que de nombreuses insatisfactions proviennent de décisions de ces natures et qu’elles peuvent être une source non négligeable d’inégalités.

Nos sources

Pour traiter cette question en « non juristes » nous avons puisé dans deux sources : la documentation, en particulier des articles de presse dénonçant des « injustices », et dans des entretiens avec des professionnels de la justice, juges, juristes ou avocats qui ont bien voulu mettre leur compétences au service de notre démarche. Ce travail leur doit beaucoup. Cependant nos écrits n’engagent que le Cercle Condorcet et les auteurs des synthèses effectuées à partir des éléments recueillis, mais en aucun cas ces professionnels eux-mêmes dont nous pourrions avoir déformé la pensée.

Nos questions initiales ont été organisées autour de quatre « facteurs » principaux de risque d’inégalité et ont structuré le travail du cercle, à partir des apports des différents intervenants.

Des petits groupes ont été constitués autour de chaque axe pour partager le travail d’investigation et de rédaction.

SOMMAIRE

Des effets de la communication langue, décorum, écrits aux différents stades de la procédure…
Des effets du contexte variabilité selon régions, périodes, opinion publique…  
Des effets du droit lui-même quand le droit contient l’injustice…  
Des effets des moyens et des outils la justice, une affaire de moyens ?  

Le présent cahier est disponible en lecture et en téléchargement sur le site